Flâneur

Quelques mots d'un flâneur ordinaire...

samedi 25 mars 2006

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PAROLE
Cela ne faisait que quelques semaines qu’ils vivaient ensemble, et il n’y avait déjà plus un bruit dans l’appartement. Non qu’ils ne s’aimassent pas. Mais elle était paresseuse, et lui taciturne. Ils avaient d’abord, très vite, laissé tomber le babillage, le superficiel. Puis, au fil des jours, ils avaient abandonné le discours, renoncé à la parlote, délaissé le propos, pour finir par se défaire de la parole pure et simple. Chez eux, le silence était d’or.
Pourquoi vocaliser, quand il y a la liste des courses sur le frigo ? Pourquoi s’époumoner, quand il suffit de tourner le dos ? Pourquoi rugir de colère, quand on peut simplement froncer les sourcils ? Pourquoi murmurer des remerciements, quand un baiser s’en charge ? C’est à la suite de toutes ces questions, qu’ils n’avaient évidemment pas formulées et dont les réponses tenaient de l’évidence, qu’ils avaient démissionné du langage oral. Ils s’aimaient, se comprenaient, s’entendaient en silence : pas besoin d’autre chose.
Le plus étrange était que cette entente muette n’était valable que chez eux. Au-dehors, dans leur travail respectif, chacun était loquace. Volontiers, on les eût dits volubiles, bavards, pipelettes même. L’alchimie du silence ne fonctionnait qu’à eux deux.

dimanche 19 mars 2006

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Son visage ne ressemblait à aucun autre. On disait volontiers de lui qu'il avait les traits taillés à la serpe. Tous ses os étaient marqués, saillants. Ses lèvres n'étaient qu'un mince trait coupant tandis que ses sourcils évoquaient la ligne brisée. Et sa mâchoire ! On eût dit qu'il n'y avait qu'un voile de peau sur son menton acéré. Son nez aquilin avait le tranchant d'un couteau bien affûté.
Évidemment, tout son corps était à l'avenant. Étonnamment, son environnement l'était aussi : il était mineur. Il passait ses journées dans des boyaux sombres, taillés à la pioche. En bas, le paysage se résumait à des angles, des droites en morceaux, des segments. Brisés, cassés, tailladés. Bien sûr, lui était à l'aise dans ce contexte. Il paraissait chez lui dans ce dédale, parmi les traces de pic, les rails tirés au cordeau et les poutres tout juste équarries. Dans tout ce décor effroyablement anguleux, il n'y avait que deux éléments arronfis, deux détails : les casques des mineurs et les roues de wagonnets. Cela le mettait mal à l'aise.

dimanche 5 mars 2006

Points de vue, images de moi

[version anodine]
L’autre jour, je n’avais plus rien à manger : il a bien fallu que j’ouvre une boîte de conserve. Du poisson à la sauce tomate. J’ai eu beau m’y préparer, y aller doucement, décapsuler le couvercle avec précaution, quelques gouttes de sauce ont éclaboussé partout dans la cuisine. Une éponge à la main, j’ai dû tout nettoyer.

[version extraordinaire]
La famine me guettait. À croire qu’une horde de lutins avait dévoré mes provisions pendant la nuit : je me retrouvai à l’heure du déjeuner avec l’estomac dans les talons, et plus le moindre quignon de pain en vue. Miracle ! La providence m’avait entendu car elle me fit découvrir, dans le recoin d’un placard, de quoi assouvir ma faim d’ogre, sous la forme d’une boîte de conserve. Comble de félicité, il s’agissait d’un mets plus que goûteux : des filets de poisson accommodés dans une sauce tomate finement épicée. Flairant l’embûche, je me préparai et ouvris avec force précautions l’opercule métallique qui obturait le divin plat. Horreur ! Foin de mes ruses dignes d’un Sioux sur le sentier de la guerre, plusieurs gouttes du précieux liquide carmin jaillirent traîtreusement hors de l’ouverture et allèrent s’éparpiller honteusement sur les murs resplendissants de ma cuisine d’albâtre. Hors de moi, je dus me résoudre, la mort dans l’âme et l’éponge dans la main, à aller, tel Hercule nettoyant les écuries du roi Augias, effacer les traces de ces viles éclaboussures.