Je suis comme un glaçon dans un verre tiède : je m'épuise lentement, et de temps en temps je craque. Ce matin-là, je sentais que j'allais craquer. C'est pas que j'adorais mon boulot, on a déjà vu plus agréable. Désosser des carcasses de poulet et placer les morceaux sur le tapis roulant qui les emmène droit dans le tunnel de congélation, et en cadence s'il vous plaît, pas plus de 45 secondes par carcasse, on rigolait pas tous les jours.
Mais ce boulot, j'en avais besoin. Ou plutôt j'avais besoin de ma paye. Alors quand les gars du syndicat se sont ramenés en faisant les fiérots, j'ai compris que ça sentait mauvais, et pour une fois c'était pas les carcasses de poulet. Ils ont profité des la pause de changement d'équipe pour investir l'atelier. Deux d'entre eux ont déplié une grande banderole : « Non aux cadences infernales ! » Ils ont commencé à haranguer tout le monde, pour la grève, les revendications, les salaires. Sauf que moi, mon salaire, j'en avais besoin pour bouffer, alors que eux, le syndicat allait leur rembourser leurs journées de grèves perdues.
Et puis d'un coup, j'ai craqué. Je me suis approché de celui qui était le plus près et qui gueulait comme un veau dans son mégaphone. Je lui ai attrapé l'avant-bras, le mégaphone est tombé. Un petit tour sur moi et le tapis était là, toujours en train d'avancer. J'ai levé mon tranchoir et sectionné net au niveau du poignet. La main est partie direct vers les vapeurs d'azote liquide. Un morceau de poulet à cinq doigts et une chevalière en or, ça va faire bizarre au type qui va trouver ça dans son assiette.